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21 juin 2015 7 21 /06 /juin /2015 16:21

Séquence VIII. Femme et muse, une figure poétique multiple.

Lecture analytique n°2. « Le poison », Baudelaire.

● Baudelaire (1821-1867), né à Paris, perd son père à l’âge de six ans, et réagit très mal au mariage de sa mère. Il s’embarque en 1841 pour un voyage dans l’Océan Indien lors duquel son imagination fera une provision d’images qu’il utilisera dans de multiples poèmes et qui l’inciteront sans doute, à son retour à Paris à prendre pour maîtresse la métisse Jeanne Duval, actrice de profession. Privé par sa famille, en 1844, de l’aisance financière, à cause de sa vie de marginal, il devient pour vivre, journaliste et critique littéraire et artistique. Confronté aux auteurs de génie de son Temps, il crée sa propre esthétique nommée symbolisme. Les Fleurs du mal, dont est issu ce poème, est publié en 1857 : le recueil, jugé immoral, est attaqué en justice, et six de ses poèmes sont condamnés, ce qui affecte terriblement le poète. Rongé par la maladie, il fera une grave attaque, en 1866, qui le laissera, jusqu’à sa mort aphasique et paralysé. Outre le recueil déjà mentionné, Baudelaire est l’auteur de Petits poèmes en prose, ainsi que de nombreuses critiques d’art, toujours d’actualité.

Les Fleurs du Mal, recueil dédié au poète Théophile Gautier, a connu une publication progressive, que ce soit dans La Revue des Deux Mondes, ou dans La Revue Française. Le premier tirage, effectué à 1 300 exemplaires, est taxé dans un article du Figaro d’immoralité. La publication des poèmes condamnés a lieu. Le recueil sera masqué sous le nom Les Epaves. Finalement condamné, Baudelaire est obligé de retirer six pièces, sur les cent que compte le recueil, pour délit d’outrage à la morale publique. Il s’agit des poèmes « Les Bijoux », « Le Léthé », « À celle qui est trop gaie », « Lesbos », « Femmes damnées » et « Les Métamorphoses du vampire ». Victor Hugo écrit à Baudelaire, pour le féliciter d’avoir été condamné par Napoléon III « Vos Fleurs du mal rayonnent et éblouissent comme des étoiles ». L’édition posthume de 1868 comprend un total de 151 poèmes, mais ne reprend pas les poèmes condamnés par la censure française : Ceux-ci sont publiés, ainsi que ceux du recueil des Epaves, à Bruxelles en 1869 dans un Complément aux Fleurs du mal de Charles Baudelaire. L’édition de 1861 enlève les pièces interdites et rajoute trente nouvelles œuvres. En 1949, Charles Baudelaire et ses éditeurs sont réhabilités par la Cour de Cassation.

  • « Le poison » appartient à la section « Spleen et idéal » du recueil. Il est probablement dédié à Marie Daubrun. La forme du poème – quatre quintils hétérométriques où les alexandrins alternent avec des heptasyllabes- est peu commune. La composition révèle, en trois parties, un spleen auquel l'auteur essaye d'échapper en premier lieu par la consommation de vin, puis d'opium et enfin par l’amour pour une femme, sans grand succès et au risque de se perdre lui-même. La structure du texte résume ainsi les « paradis artificiels » de l'époque. Dans une gradation ascendante qui exprime la montée du désir mais aussi, progressivement, sa dangerosité, les plaisirs artificiels de l’alcool et de la drogue se succèdent pour culminer dans la figure féminine où se croisent les bienfaits des plaisirs évoqués précédemment et l’amorce de la menace de dissolution du poète.

PROBLEMATIQUE

Comment la gradation ascendante des plaisirs et l’envoûtement qu’ils suscitent dévoilent-ils la force aliénante et mortifère de la séduction sur l’identité du poète ?

En quoi le poète propose-t-il une image ambiguë de la femme ?

PLAN

  1. Envoûtement et fascination
  1. La puissance de l’imaginaire
  2. Engourdissement du corps et illusion de toute-puissance
  3. Exacerbation de la fascination
  1. Le pouvoir hypnotique du regard féminin
  1. Basculement du merveilleux et irruption de la femme
  2. L’autre versant de la fascination : pétrification et hypnotisme
  3. La dissolution des identités
  1. La menace d’aliénation du poète
  1. Menace d’engloutissement
  2. L’aliénation inévitable

DEVELOPPEMENT

« Le poison » renvoie d’emblée un effet d’absorption croissante et d’envoûtement de l’individu pris par la délectation des plaisirs successifs que représentent le vin, l’opium et la femme. La puissance fascinatoire du rythme berceur, rendue par la régularité et la complétude du quintil hétérométrique, l’abandon du corps suggéré par le thème des substances hallucinogènes (vin et opium), la puissance hypnotique du regard féminin, les images et les figures de répétition et d’amplification, tout ceci exerce une force attractive graduelle au fil du poème. Cependant, cette puissance fascinatoire ne conserve sa valeur positive que jusqu’au moment de l’apparition du sujet féminin au vers 12. Les isotopies de la satisfaction des désirs et le lexique animé et hyperbolique quittent brusquement et de manière irrémédiable un univers connoté positivement pour approcher son envers, symbolisé par l’isotopie du poison.

  1. Envoûtement et fascination
  1. La puissance de l’imaginaire

Le vin et l’opium transforment le monde aux yeux du poète. Les deux « drogues » sont mises en avant par leur place en début de vers et de strophe (le mot « opium » contient en outre une diérèse).

  • Présence du merveilleux à travers le lexique mélioratif et hyperbolique : « luxe miraculeux » (mis en évidence par l’enjambement), « fabuleux portique », « allonge l’illimité », « terrible prodige »
  • Registre épidictique
  • Nombreuses connotations positives :
  • Abondance (luxe), bienfaits (plaisirs, prodiges)/ isotopies de l’abondance et de la richesse
  • Douceur (or et vapeur, mis en évidence par l’enjambement), apaisement du soleil couchant
  • Ouverture de l’espace et du temps (deux hyperboles : « agrandit ce qui n’a pas de bornes », « allonge l’illimité » + « approfondit le temps » et « creuse la volupté »
  • Sentiment de dilatation du temps qui permet de prolonger la jouissance des plaisirs
  • Le contexte onirique et sa puissance transformatrice :
  • Dynamisme des verbes qui évoquent la transformation (« sait revêtir », « fait surgir »/ le vin est sujet des verbes)/ temps présent qui souligne l’immédiateté des sensations
  • Oxymores et antithèses : « bouge » ó « portique » ; « le plus sordide » (superlatif qui renforce la bassesse, la misère d’un lieu déjà supposé mal famé) ó « luxe miraculeux » ; « soleil couchant » ó « ciel nébuleux »
  • Périphrases et personnifications du vin (« Le vin sait… »/ « dans l’or de sa vapeur rouge »)
  • Succession d’images, abondances de métaphores :
  • « revêtir », « fait surgir » : puissance transformatrice du fin qui déforme la vision et suscite la rêverie, stimule l’imaginaire
  • « bouge » ó « portique fabuleux » : la laideur s’oppose à la beauté, la misère à la richesse
  • « or » : éclat de la couleur de la boisson (dimension merveilleuse)
  • « vapeur rouge » : douceur de la boisson
  • Croisement des chps lexicaux de l’abondance, de la couleur et du brouillage des repères.
  1. Engourdissement du corps et illusion de toute-puissance
  • Plaisirs artificiels : endormissement des sens ; satisfaction du corps (« volupté » et enivrement/ « vapeur rouge » : périphrase qui annonce la fumée de l’opium)
  • Harmonie avec l’environnement et extension des limites du corps et de l’espace : illusion de toute-puissance et sortie de la condition mortelle (« ce qui n’a pas de bornes »)
  • Rythme berceur : équilibre des strophes et cyclicité de la forme ; complétude phonique et graphique des rimes ; régularité des césures et des coupes
  1. Exacerbation de la fascination
  • Le poète est subjugué : hyperboles, suspension du temps présent (« approfondit le temps », « creuse la volupté »).
  • Progression dans la fascination : importance des vers centraux et finaux (renforcée par les rimes) ; accumulation d’images ; élargissement de l’espace ; succession des plaisirs (vin → opium) ; lexique poétique et chargé ; renouvellement des rimes ; parallélismes (répétition de la construction syntaxique « verbe + COD », par ex. « Allonge l’illimité », « Approfondit le temps », « creuse la volupté ».
  1. Le pouvoir hypnotique du regard féminin

Deux strophes sur quatre sont consacrées à la femme : gradation croissante et amplification du plaisir et du danger.

  1. Basculement du merveilleux et irruption de la femme
  • Ce monde merveilleux, transformé par les drogues, peut également, par sa dimension quelque peu « magique », se révéler étrange, voire effrayant.
  • Décalage et dislocation produits par les heptasyllabes, verts courts à la suite de vers longs en alexandrins : impression de claudication qui répond au vacillement sémantique.
  • Les drogues sont personnifiées
  • Les adjectifs « miraculeux » et « fabuleux », qui se répondent par la rime, dénotent le surnaturel, ce qui est « hors du commun ». En outre, l’adjectif qui leur répond ensuite, « nébuleux », évoque d’abord un ciel chargé et menaçant, puis ce qui manque de clarté, ce qui est flou, confus, voire obscur.
  • Le syntagme « luxe miraculeux » trouvera un pendant négatif dans l’oxymore « terrible prodige » de la quatrième strophe (le mot « terrible » signifie aussi « qui inspire la terreur, qui amène ou peut amener de grands malheurs).
  • L’or et la « vapeur rouge » liés au vin peuvent évoquer l’alchimie
  • L’alchimie est une « science » ancienne qui avait pour but la transmutation des métaux en or. La pierre philosophale, substance obtenue au terme de différentes opérations, pouvait également offrir l’immortalité. Mais la transmutation est aussi spirituelle. « L’œuvre au rouge » est l’ultime étape de la transmutation. Les mots utilisés par Baudelaire évoquent cet univers alchimique, or il s’agit bien ici, par l’effet de drogues, de transmutation du monde réel en monde imaginaire, onirique.
  • L’espace et le temps évoqué ne sont pas réels ; les hyperboles en renforcent la dimension illimitée, qui peut donner le vertige et générer l’angoisse. La tentation entraîne la dépendance : on ne peut se soustraire à cet élargissement illimité puisqu’il apporte un sentiment d’omniscience et d’omnipotence en donnant l’illusion de sortir des limites de la condition humaine.
  • D’ailleurs, juste après l’évocation de cette ouverture vertigineuse, les plaisirs vont révéler leur versant négatif de manière explicite : Baudelaire inscrit dans son poème, en les mettant en avant par inversion et par un oxymore, les premiers termes qui connotent négativement les effets du vin et de l’opium : « plaisirs noirs et mornes ». Par une autre hyperbole, l’âme semble d’ailleurs étouffée par ces plaisirs : « Remplit l’âme au-delà de sa capacité ».
  • Le poison apparaît, d’emblée associée à la femme, et plus particulièrement à ses yeux (synecdoque : le regard de la femme représente toute la femme), or le regard peut avoir une dimension magique : « Tout cela ne vaut pas le poison qui découle/ De tes yeux, de tes yeux verts,/ Lacs où mon âme tremble et se voit à l’envers ».
  • L’anaphore hyperbolique « Tout cela ne vaut pas » vient minorer l’effet du vin et de l’opium (pourtant déjà puissants et ambigus) et majorer celui de la femme, qui dès lors s’avère bien plus fort et plus dangereux.
  • Les différents poisons apparaissent donc bien ambivalents (le mot « poison » a la même étymologie que le mot « potion » ; il s’agit d’une substance toxique, dangereuse, mais certaines substances peuvent à la fois, selon la quantité et la manière de l’utiliser, servir de remèdes et de poisons…).
  1. L’autre versant de la fascination : pétrification et hypnotisme

Dès lors, la dimension magique devient négative, elle réduit le monde du poète, l’enferme même, la femme-poison le fascine (au sens propre du terme : maîtriser, immobiliser par la seule puissance du regard) et l’emprisonne.

  • Le monde du poète, élargi au-delà de toute limite par l’opium, se voit désormais réduit au seul regard, mis en avant par un enjambement au vers 12 et par l’épizeuxe « De tes yeux, de tes yeux verts » (l’épizeuxe est une figure de répétition où les mêmes mots sont répétés et juxtaposés sans mot de coordination). La répétition hypnotise le poète (sorte de charme au sens fort du terme, de sort).
  • La métaphore des « lacs » est polysémique : le lac est une étendue d’eau, qui peut en effet refléter qqch (et, par là, on retrouve le pouvoir de transformation), mais le mot « lacs » désigne aussi un nœud, un piège, un filet : les yeux peuvent emprisonner le poète.
  • La fascination se fait mortifère : empoisonnement et emprisonnement. L’âme, personnifiée, est bouleversée (au sens fort) : elle « se voit à l’envers ». La transmutation s’opère cette fois sur le poète lui-même. Dans la dernière strophe, l’âme est par ailleurs plongée dans l’oubli et amenée « aux rives de la mort ». Plus que la mort physique, il s’agit ici d’une dissolution du poète.
  • Le rythme martelant de la coupe des vers 11 et 16, associé à l’anaphore, suggère le déterminisme et la fatalité à laquelle ne peut échapper le poète (registre tragique).
  • De même, l’hétérométrie répétitive et le système des rimes (rimes embrassées ABBA avec reprise de B) créent une sensation de cycle envoûtant qui accentue l’impression d’enfermement et d’avancée inexorable (vers la mort : dernier mot du poème).
  1. La dissolution des identités
  • Transformation des bienfaits en poison (voir + haut l’ambivalence de ce dernier). En outre, le mot « poison » contamine tout le poème par l’omniprésence de la lettre [p] (En phonétique articulatoire, une consonne occlusive désigne une consonne dont le mode d'articulation fait intervenir un blocage complet de l'écoulement de l'air au niveau de la bouche, du pharynx ou de la glotte, et le relâchement soudain de ce blocage ; l’action de l’appareil phonatoire pour la prononcer est donc plus brutal que pour d’autres consonnes) :

Le vin sait revêtir le plus sordide bouge
D'un luxe miraculeux,
Et fait surgir plus d'un portique fabuleux
Dans l'or de sa vapeur rouge,
Comme un soleil couchant dans un ciel nébuleux.

L'opium agrandit ce qui n'a pas de bornes,
Allonge l'illimité,
Approfondit le temps, creuse la volupté,
Et de plaisirs noirs et mornes
Remplit l'âme au-delà de sa capacité.

Tout cela ne vaut pas le poison qui découle
De tes yeux, de tes yeux verts,
Lacs où mon âme tremble et se voit à l'envers...
Mes songes viennent en foule
Pour se désaltérer à ces gouffres amers.

Tout cela ne vaut pas le terrible prodige
De ta salive qui mord,
Qui plonge dans l'oubli mon âme sans remords,
Et charriant le vertige,
La roule défaillante aux rives de la mort!

  • Ambivalence de la couleur des yeux : le vert connote la clarté, la transparence et la vie, mais également la mort. On remarque d’ailleurs, dans le poème, une progression des couleurs chaudes (or, rouge, soleil couchant) aux couleurs froides (vert, gouffres connotant l’obscurité).

[Le vert avait jadis la particularité d’être une couleur chimiquement instable ; on pouvait l’obtenir facilement, mais il était difficile de le stabiliser. Le vert était donc instable, voire dangereux (certaines matières artificielles qui donnaient de beaux tons verts étaient corrosives, de véritables poisons). La symbolique du vert s’est organisée autour de cette notion : il représente notamment tout ce qui bouge, ce qui varie ; le vert est la couleur du hasard, du jeu, du destin, du sort… Le symbole est à double tranchant : le vert représente la chance mais aussi la malchance, la fortune mais aussi l’infortune, l’amour naissant mais aussi l’amour infidèle… Au fil du temps, la dimension négative l’a emporté ; à cause de son ambiguïté, cette couleur a toujours inquiété. On a ainsi pris l’habitude de représenter en verdâtre les mauvais esprits, démons, dragons, serpents et autres créatures maléfiques./ infos recueillies dans Le petit livre des couleurs, de M. Pastoureau et D. Simonnet]

  • Vacillement du poète : « mon âme tremble et se voit à l’envers », « Qui plonge dans l’oubli », « vertige », « roule défaillante » → menace de dissolution identitaire. L’espace est en outre devenu inhospitalier (« lacs », « gouffres amers »).
  • La peur apparaît explicitement avec le mot « terrible ».
  • La femme elle-même est ambiguë (elle est la mère et l’amante)
  • Sublimation du regard, élément culturel de beauté et de désir amoureux, mais aussi associé au pouvoir magique (charme, sort : fascination)
  • Le regard se fait miroir qui bouleverse le poète
  • « les gouffres » désaltèrent le poète mais ils sont « amers »
  • La métaphore filée de l’élément liquide connote à la fois la vie (naissance, élément vital) et la mort (engloutissement)
  • Le mot « amer » fait entendre l’amertume, mais également, par homophonie,[la mer],
  • rappelant l’isotopie de l’élément liquide (et ce d’autant plus que l’usage poétique du mot « amer » l’associe souvent à la mer : l’onde amère, les flots amers…)
  • faisant aussi référence à une autre figure féminine, la mère (l’isotopie du liquide pourrait alors, dans une interprétation « moderne », psychanalytique, évoquer le liquide amniotique auquel l’enfant doit se soustraire pour naître/ la fascination du regard peut alors se référer au regard de la mère par lequel l’enfant constitue son identité : stade du miroir)

[En psychanalyse, le stade du miroir est une étape essentielle de la constitution de l’identité de l’enfant. L’enfant croit d’abord voir un autre, puis, aidé par le regard d’un parent (souvent la mère), il se reconnaît comme une unité, construisant ainsi son identité. Ici au contraire, l’individu se perd dans le regard de l’autre, il y perd son identité. Attention cependant à éviter tout anachronisme, le stade du miroir a été élaboré a été découvert au XXème S ! Mais la réflexion sur le regard de l’autre qui peut construire ou détruire l’identité est intéressant…]

  1. La menace d’aliénation du poète

[le mot « aliénation » est à prendre ici au sens suivant : état de l’individu qui, par suite des conditions extérieures, cesse de s’appartenir. Il devient alors étranger à lui-même et à la société. Cette aliénation peut mener à la folie.]

Si la relation amoureuse représente la proximité, la complicité et la confiance (même ici dans un premier temps : proximité due au tutoiement, topos de la relation amoureuse que sont les yeux, contexte de délectation et de volupté), elle est ici immédiatement associée au danger et à la mort, puisque d’emblée définie comme un empoisonnement.

  1. Menace d’engloutissement

Le plaisir, la volupté sont ambigus : le poète les recherche, il en a besoin, mais ils représentent sa perte.

  • Isotopie du liquide ; motif de la noyade et de la disparition : « plonge dans l’oubli »/ indifférenciation identitaire qui est la fois avant et après la vie. Le motif du lac ne représente plus la référence romantique connotant la quiétude et l’apaisement (cadre naturel, lieu de recueillement, lenteur et bercement du rythme des flots => mais danger d’engloutissement ici : ambiguïté du lac, d’autant plus que le mot au pluriel évoque un piège !!). A noter que l’isotopie de l’élément liquide se retrouve dans la forte présente des liquides [l] et [r] (classification phonologique des lettres
  • « se désaltérer à ces gouffres amers » : antithèse → délectation et étanchement de la soif ó goût désagréable, dégoût
  • Chp lexical de la mort : « noirs et mornes », « poison », « gouffres amers », « qui plonge dans l’oubli mon âme », « vertige », « rives de la mort »
  • Métaphore filée du lac + hypallages, associée au vacillement (« tremble », « se voit à l’envers », « charriant », « défaillante »)
  • La morsure du baiser (équivoque de la bouche : élément de sensualité mais aussi de dévoration) : baiser fatal, dévorant (« salive qui mord » : métonymie : à la fois sensualité du baiser et menace de dévoration ou de corrosion ; la menace de brûlure et de destruction associée à la corrosion, attribuée ici symboliquement à la salive, rappellerait la nocivité du poison)
  • Sonorités (consonnes liquides et voyelles postérieures comme celles des sons [ou] et [o]) qui évoquent la dissolution et l’absorption.
  • Réduction du sujet et de son univers (voir notamment la synecdoque « mon âme »)
  1. L’aliénation inévitable
  • La dislocation du sujet se reflète notamment dans l’hétérométrie du poème.
  • Le sujet du poème n’apparaît qu’associé à l’autre, la femme : le « je » du poète est supposé à partir de la présence d’un « tu » (« de tes yeux ») et confirmé au vers 13 par le déterminant possessif « mon » (il n’apparaît pas en tant qu’individu mais par la synecdoque « mon âme »). Le « je » se révèle donc à partir du « tu », il lui est d’emblée inféodé, subordonné. Il n’apparaît d’abord, donc, que partiellement, déjà menacé dans son identité (« mes songes viennent en foule » : personnification du rêve/ éclatement du sujet avec l’hyperbole « en foule »).
  • Séduction irrépressible et dépendance.
  • Fatalité du désir (le regard comme poison ; le regard opère comme un charme/ équivoque « mord »/ « remord »)/ menace d’agression (« mord ») et de domination (« plonge dans l’oubli sans remord »)
  • Le poète à la dérive dans les trois derniers vers :

- « Qui plonge dans l’oubli mon âme sans remord » : il y a une sorte d’antithèse entre l’idée de la chute (« plonge ») et celle de l’élévation (« âme »)

-« rives de la mort » → pertes des repères, aliénation et perte d’identité symbolique (mourir à soi-même).

Registres principaux du poème: épidictique, lyrique et tragique/ tonalité fantastique

CONCLUSION

La succession des thèmes de la prise de substances hallucinogènes, de la volupté puis de la dépendance, de l’aliénation et de la mort font ainsi apparaître la dualité profonde qui traverse le texte. Ceux-ci se cristallisent autour de la figure féminine, figure elle-même ambiguë, dont la menace est symbolisée par le poison qui lui est attaché, remède nécessaire et substance nocive à la fois. La femme et le poison expriment, à travers leur ambivalence, l’aliénation inévitable qui expose l’individu pris par la séduction (plaisirs artificiels, charnels et tentation identificatoire), aliénation inscrite au cœur de la relation amoureuse. Bien plus qu’une simple attirance aux plaisirs des sens, la séduction est ainsi ce qui signifie l’illusion de la complétude identitaire : l’individu demeure un être fondamentalement incomplet, incapable de trouver en lui-même le fondement de son identité. Les pulsions de vie et de mort se partagent le texte et conduisent le poète à l’état d’inexistence et d’indifférenciation que suscite la prise de conscience de cette impossibilité identitaire.

Ce poème illustre donc bien le titre de la section à laquelle il appartient, « Spleen et idéal ». Séduit par ce qu’il pense pouvoir le mener vers une forme d’idéal, le poète en saisit la vanité et le danger. Il demeure dans un profond mal être et se perd dans la fascination qu’exerce la femme aimée.

Mais, au-delà de cette « mort » de l’individu, l’écriture poétique, la création, lui permet sans doute de reconstituer, du moins en partie, son identité ; c’est une autre forme de transmutation, qui permet de dépasser la contradiction de « Spleen et idéal » en faisant jaillir Les Fleurs du mal.

En ouverture, vous pouvez faire le lien éventuellement avec « La courbe de tes yeux », dans la mesure où

  • Il s’agit aussi d’un regard de femme
  • Ce regard transforme le monde
  • Le poète est dépendant de ce regard

Mais attention, le rôle de la femme est plus clairement négatif dans le poème de Baudelaire.

Sinon, dans la même section, il y a un poème intitulé « Le Serpent qui danse », qui donne aussi une vision ambiguë de la femme (vous n’avez qu’à le lire attentivement, parmi les poèmes choisis pour votre lecture cursive).

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